Un monde inachevé. Pour une liberté responsable. Paris, Albin Michel, 2007, pp.9-19
La crise du sens dans le monde moderne
Les événements qui ont marqué le 20ème siècle et continuent à influencer dramatiquement le début du 21ème, ne sauraient se comprendre sans référence à une certaine idée de l'homme et des menaces qui pèsent sur son "humanité". La modernité, se veut en rupture avec une représentation du monde où l'homme occupait une place stable dans l'ordonnancement donné du cosmos. C'est à l'homme lui-même, à partir de sa raison et de sa volonté, qu'il appartient désormais d'élaborer des lois et de fonder les valeurs qui détermineront sa conduite: il revendique la capacité d'être le sujet de son être. Sa singularité, infiniment particulière, fait valoir ses prétentions. Il se veut autonome, et refuse de recevoir ses normes de la nature des choses ou de Dieu. La structure de la subjectivité s'élabore, dans la philosophie, à partir du Cogito de Descartes. La figure de la conscience absolue de soi se construit, à partir du système de la morale kantienne. Dans les deux cas par abandon explicite de toute référence historique.
L'humanisme moderne accorde à l'homme une place particulière parmi les étants, mais son image reste indistincte et indéterminée. Il importe certes de distinguer l'homme de l'animal, des choses, de la machine, mais cette distinction est insuffisante pour déterminer positivement sa nature. Pour indiquer une directive finale, un recours à la métaphysique s'impose. La question la plus importante porte aujourd'hui, sur l'essence de l'être humain: qu'est-ce qui demeure irréductible, quel est le repère absolu qui permet d'établir la distance qui le sépare d'une autre espèce, justifiant ainsi la revendication et le privilège d'une dignité particulière. Il semble bien que la distance qui sépare l'homme de toute autre espèce reste intacte et n'est pas d'ordre historique[2]. La barbarie, toujours renaissante, est le produit de concepts erronés sur la personne humaine et le sens de sa destinée. Il s'agit d'un processus de dévastation qui ne peut se réduire à une donnée historique circonscrite. Les certitudes passées ont été ébranlées jusque dans leur fondement par les idéologies et les régimes totalitaires appliqués à fabriquer une sous-humanité, qui ramenait l'humain à l'animalité et le réduisait au statut d'objet[3] .La montée du nihilisme trouve son expression la plus évidente dans l'écrasement des esprits par les états totalitaires, mais le danger guette également les démocraties modernes. Dans la mesure où elles se proposent de fonder une société qui récuse le concept de vérité et sacrifient au relativisme, elles peuvent, à tout moment, se transformer en un totalitarisme, affiché ou déguisé. Dans cette perspective, on assiste à la négation de l'individu humain, qui n'est plus sujet de l'histoire, mais un simple matériau soumis à la loi de l'économie mondiale et au développement des biotechnologies. C'est, en effet, autour du problème de la situation de l'individu à l'intérieur des collectivités naturelles, et partant, de la valeur ontologique de l'individu séparé, que se pose le problème essentiel du monde post-moderne. Excédé de n'être qu'une créature, il récuse, au nom d'une exigence sans cesse croissante d'autonomie, toute référence à ce qui lui est extérieur. L'humanisme moderne, s'écartant de la résonnance moralisatrice de l'humanisme classique, s'applique à définir l'homme à partir de lui-même et à le libérer de tout assujettissement. Ce n'est que dans la volonté subjective qu'il éprouve l'efficacité de sa liberté. Mais l'exercice immodéré, voire ébridé, de cette liberté, aboutit à son contraire. La séparation entre lui et le reste de la création, tend à se réduire jusqu'à disparaître. La distance entre l'inerte et le vivant s'amenuise et l'homme se trouve de plus en plus réduit à une rampante chosification. La prétention à la souveraineté absolue du sujet, débouche sur un désenchantement, qui le plonge dans une immanence nivellatrice, sans horizon, sans dessein, sans sublime. Elle l'accule surtout, à une crise des limites qui lui fait perdre le sens de la mesure, de l'impérieuse nécessité de préserver la différence et la valeur de l'altérité. Il en résulte un manque d'exaltation pour la réalisation d'une finalité extérieure, susceptible de conférer un sens à l'existence, et le refus de tout sentiment de responsabilité. La personne fuit son identité profonde et sombre dans l'anonymat d'un monde vide d'espérance. La prolifération, presque sans limite, des moyens, associée à l'absence ou à la stérilité des fins, contribuent encore au renforcement du désarroi de la crise. Dans ces conditions, l'individu peut-il atteindre la dignité authentique d'un sujet humain? Comment pourra-t-il inférer à partir de son être, l'élément indispensable pour l'élever à une grandeur? Peut-il tirer de lui-même des critères aptes à critiquer et à mettre en cause sa subjectivité? La personne a-t-elle des droits absolus ou seulement des droits relatifs? L'institution de la démocratie et la revendication de la liberté de conscience qui la fonde, est-elle compatible avec une éthique objective des valeurs et l'affirmation d'un sens général de l'histoire? Peut-il y avoir un droit sans l'obligation contraignante d'un devoir, c'est à dire l'affirmation axiologique du sujet, indépendante de l'acte qui le structure? Qu'est-ce qui assure la dignité de la personne dans le cadre d'un subjectivisme absolu? Si l'on désire se confronter sérieusement à la modernité, sans pour autant renoncer aux principes fondateurs du judaïsme, il faut tenir compte de la conquête du droit inviolable de la personne à la liberté de conscience et tenter de voir, de quelle manière et dans quelle mesure, elle est susceptible d'apporter une contribution positive à l'acceptation d'une norme extérieure objective. Peut-elle découvrir dans son élan, une dimension qui la déborde et l'ouvre sur l'infini? L'acceptation de la liberté de conscience conduit-elle forcément au relativisme moral, à la permessivité et au rejet de toute obligation?
Il importe en tout premier lieu, pensons-nous, de recourir à une analyse concrète de la notion de personne humaine, qui n'est sans doute pas identique à celle d'individu ou de sujet, et de rechercher, quelle solidarité intime la relie à Dieu et au monde. Quels sont les liens culturels qui sont constitutifs de l'identité humaine? La réponse à cette question implique naturellement une mise en cause du rôle des institutions qui se proposent d'assurer la continuité de la culture dans la société, comme l'école et la famille. La crise de l'humanisme européen, manifeste au moins depuis la première guerre mondiale, se traduit par la propagation de la violence, et en tout premier lieu par des perturbations profondes au niveau de l'éducation et la dislocation de la cellule familiale.Les perversions et les inhumanités de l'histoire récente prouvent l'incapacité foncière de la raison de préserver le sens de l'humain face à la barbarie[4]. Les penseurs les plus représentatifs de l'entreprise philosophique, nombre d'intellectuels rompus à tous les exercices de la logique, ont fait preuve d'une compréhension coupable envers les objectifs totalitaires et se sont même mobilisés en leur faveur. Contrairement à ce qu'affirme Michel Foucault dans Les Mots et les choses, la modernité n'a pas découvert l'homme, elle a par contre , vidé de toute substance le phénomène humain[5]. Face à cette crise particulièrement grave parce qu'apparaissant céder à un mouvement irréversible, il nous a semblé que le judaïsme se devait de reformuler ses propres valeurs. Ce n'est certainement pas un hasard, si la crise a touché de plein front, d'abord les juifs. Ils ont été les premiers à percevoir la fragilité d'un humanisme incapable de garantir leur existence. Il y a, bien sûr, un risque certain à vouloir prôner une restauration passéiste en préconisant un conservatisme, qui ignorerait certains apports prometteurs de la société moderne. Mais l'expérience du monothéisme hébraïque, ainsi que la tradition herméneutique du Livre qui l'instaure et le fonde, l'existence juive après la Shoah et la renaissance de l'État juif, nous paraissent être de nature à éclairer la crise de l'humanisme contemporain et à esquisser une voie susceptible de la dépasser. Plus que jamais, il importe en cette période de grands bouleversements de l'histoire mondiale, de dégager la portée universelle de l'histoire biblique du peuple juif pour la sauvegarde de la destinée humaine. L'humanisme n'est pas d'un seul tenant, et il faut bien admettre qu'un même terme recouvre le plus souvent des orientations divergentes. Si l'idée d'humanité est difficile à dé-finir, c'est peut-être parce que l'Homme est promis à un dépassement de ses limites actuelles, vers un à-venir , dont on saurait, dans les conditions présentes, dessiner les frontières. Aussi, s'il faut s'opposer à la tentation prométhéenne de l'homme moderne de prendre la place de Dieu, il importe également de résister à la tentation de voir un monde finir, là où se réalise peut-être un mouvement en direction de l'accomplissement de la finalité de l'histoire.
La conception paradoxale du judaïsme qui affirme d'une part, la nature créaturielle de l'homme, et d'autre part, son absolue liberté et sa totale responsabilité, nous est apparue, à la lumière de l'approfondissement des textes, comme le seul système spirituel de l'humanité à donner à l'action humaine, en union avec l'action divine, une place centrale dans le cours des événements. Il y a certes, une dimension de transcendance dans la relation entre le Créateur et la créature- celle du commencement et de l'origine- mais elle comporte également une dimension d'immanence – celle de la création continuée. La catégorie biblique fondamentale, la notion de Berit, d'Alliance, établit un rapport entre divinité et humanité dont le caractère concret et la force créatrice n'ont pas d'équivalence dans d'autres civilisations[6]. La relation de Créateur à créature reste certes permanente, mais le monothéisme hébraïque, contrairement aux doctrines religieuses auxquelles il a donné naissance, ménage à l'homme la possibilité, voire l'obligation, d'une liberté responsable. Sa dignité tient à la position qui lui a été assignée dans l'édifice cosmique. En tant qu'individu créé, il ne dispose pas totalement de son être: ne pouvant pas s'auto-fonder, il lui faut assumer ce manque constitutif de son identité. C'est précisément ce "manque", qui l'arrache à lui-même, l'ouvre sur un au-delà et devient source de devenir pour sa consolidation. L'humanisme hébraïque refuse d'oublier l'enracinement de l'homme dans une réalkité qui le précède, et le place forcément dans l'ombre d'une lumière antérieure. La pensée humaine réagit en réponse à une question qu'elle n'a pas elle-même formulée. Répondre à cette convocation, n'implique pas une contestation de la liberté humaine, mais garantit au contraire son déploiement, la promeut et l'affermit. C'est en tant que second, que l'homme occupe une place privilégiée dans la hiérarchie des étants et sa subjectivité est nécessairement inscrite dans une histoire qui le déborde. Il ne peut pas être totalement délié d'une histoire qui l'a fait ce qu'il est. Dans ce cadre, il lui incombe de réaliser le projet divin et de parfaire l'oeuvre de la création. Cette mission civilisatrice, recommandée explicitement par la Bible hébraïque invite l'homme à faire en même temps, simultanément, preuve d'initiative et d'audace, mais aussi de patience et de prudence, afin de faire advenir l'humain. Elle lui présente, en effet, un système symbolique qui renvoie l'homme à autre chose qu'à lui-même, un principe universel susceptible de rassembler les êtres humains. Il convient dans ce sens, de distinguer soigneusement individualisme et individualité et de renoncer à une vision de l'histoire qui se voudrait détachée de toute notion d'éternité. L'individu est originellement, toujours, déjà, en relation avec d'autres réalités, dans le temps et dans l'espace, et cette relation est le fondement de son humanité. Nier cette interdépendance, cette dimension primaire, conduit à le réduire tragiquement en l'amputant de ses potentialités et en le privant des apports spirituels susceptibles d'enrichir son devenir, d'en assurer un dépassement réel, une élévation libératrice. La liberté ne peut donc s'exercer selon une volonté arbitraire, elle ne peut signifier suppression de toute loi, mais création grâce à la loi et à partir de l'identité originelle, d'une identité nouvelle, que la tradition juive qualifie de messianique. Il ne s'agit pas seulement d'une espérance, mais essentiellement, et en tout cas à l'échelle collective, d'une participation active, de l'édification d'une société de fraternité et de paix. Existence qui tient compte de la relation inter-humaine et l'insère dans un projet transcendant. Le judaïsme, en effet, en liant l'histoire du salut à celle du destin d'une nation, présente la particularité d'avoir conservé dans la mémoire collective d'Israël, une fidélité à son identité originelle, vécue cependant concrètement comme soumise à la tension d'un développement historique. La découverte par l'occident de la dimension temporelle, de l'historicité, fait partie intégrante de la cohérence et de l'unité de l'héritaje juif, depuis des siècles. Celui-ci a toujours prêté une attention sérieuse à l'humain, à la libération de l'homme, à sa participation dans l'interprétation et l'élaboration de l'application pratique de la Loi, qui rend sa liberté possible. Les valeurs juives présentent donc l'originalité de lutter pour la liberté, tout en affirmant que celle-ci ne peut se conquérir concrètement qu'à partir de l'acceptation des principes de l'obligation d'une loi, et de l'importance de l'acte extérieur. Le degré suprême de la liberté ne réside pas dans l'exercice arbitraire de la volonté et la suppression de toute règle, mais dans la capacité de fixer une limite à la liberté. Ce n'est tant à l'extension de la liberté qu'il faut tendre, qu'à son intensité. Dans ce sens, il importe de réaffirmer la haute valeur d'un vrai humanisme, et d'en tirer toutes les conséquences sur le plan de l'enseignement de l'éducation.
En allant ainsi, au nom de la liberté, à contre-courant des tendances dissolvantes de la société, nous avons l'ambition de contribuer à l'établissement d'un équilibre indispensable à la sauvegarde de l'Homme. Par un enseignement ouvert sur le monde moderne, mais adoptant une attitude critique envers ses méthodes et ses objectifs- ou absence d'objectifs- l'éducation juive ne rejoindrait pas un moralisme désuet mais déploierait une force de résistance, qui maintient vivant le sens de la mesure et de la limite, source de toute élévation, et garantie contre toutes les dérives vers l'inhumanité.
À un moment où sous prétexte d'émancipation, la course effrénée vers la modernité enlise l'humanité dans une désastreuse démesure, une anarchie individualiste, la renaissance de l'État d'Israël et le rassemblement des exilés, s'inscrivent dans la ferme volonté de participer au cours des événements, tout en les orientant dans la ligne de l'éternité de l'Alliance, afin de sauvegarder, sur la scène publique de l'histoire, l'espoir de l'avènement de l'humain. Cette existence particulière, que d'aucuns qualifient souvent de repli, ne constitue pas l'établissemernt d'un nationalisme supplémentaire ou la marque d'un communautarisme desséchant, mais la confirmation de la vocation d'un peuple qui condense dans son destin l'obstination d'orienter vers un terme positif, les virtualités de l'histoire.
Face à la crise des valeurs et à la perte des repères qui caractérisent notre époque, les études réunies dans le présent volume reflètent l'effort que nous avons tenté au cours des dernières années, de répondre à ce défi, en puisant dans la pensée juive des éléments susceptibles d'en éclairer l'enjeu afin d'en circonvenir le péril[7] .Les textes qui composent ce recueil s'articulent tous autour d'un thème central: la définition de l'humain et le sens de la civilisation. Quel que soit le sujet abordé, ils tentent toujours de cerner le débat par rapport à la confrontation entre le peuple juif, Israël, et l'universel humain.
Une première partie consacrée précisément à l'élucidation de l'universel humain, créé, suivant la formule biblique "à l'image de Dieu", rassemble quelques essais portant sur la pensée du Haut-Rabbi Loeb, le Maharal de Prague[8]. J'ai choisi en toute connaissance de cause, de commenter cet auteur de la Renaissance, parce qu'il a développé, en monde ashkenaze, un enseignement humaniste emblématique, auquel il a imprimé un sens à la fois conservateur et dynamique. Le 16ème siècle présente avec notre époque, bien des similitudes: l'humanité a le sentiment de franchir un seuil décisif de son évolution. Les conceptions du passé sont minées dans leur fondement ; le monde hésite entre une vision catastrophique et un espoir optimiste, de l'avènement d'une nouvelle ère. Nombreuses sont les intuitions du Maharal, soucieux de demeurer fidèle à la pure tradition du Talmud, et désireux d'intégrer à l'intérieur de la pensée juive les éléments positifs des récentes découvertes scientifiques et les leçons des bouleversements historiques et géopolitiques de son temps, qui forment la base de sa philosophie de l'histoire. Celle-ci ne trouvera sa pleine signification que longtemps après lui. On perçoit dans son oeuvre, rédigée par ailleurs comme un commentaire de la partie aggadique du Talmud, et s'intégrant dans la perspective globale de la théologie juive traditionnelle, une interrogation sur la vraie limite de l'humain, dans laquelle le lecteur contemporain retrouvera des éléments de sa propre inquiétude. Les thèmes que nous avons analysés mettent en relief le fondement métaphysique de la vocation éthique de l'homme, appelé à confirmer l'être de l'être, afin d'orienter la positivité de l'existence, vers un plus-être. Existence de tension dymamique et d'efforts, dont le Maharal aperçoit la structure, dans la notion biblique d'Alliance, et dans la législation mosaïque, le modèle pratique de la conduite et le sens du devenir.
Étant donné que l'élan moral se heurte aux obstacles de la naturalité, la liberté devant avoir une servitude à secouer, une éducation de la liberté comme libération et comme responsabilité, s'impose. La seconde partie de ce recueil se confronte au problème de l'éducation, conçue non seulement comme la transmission d'un savoir, mais essentiellement comme une formation de la personne. Comment concilier le développement individuel, la liberté de l'individu et la transmission d'un projet et d'un ordre social. Toute pédagogie se trouve ainsi liée à la norme d'une culture d'une société donnée: il existe une relation étroite entre le régime social d'un groupe et la méthode qu'il préconiose pour le maintien et la transmission des valeurs qui le fonde. S'il est vrai, comme le veut Kant, que "l'homme n'est ce qu'il est, que par l'éducation", et qu'en conséquence "l'éducation est le problème le plus grand et le plus ardu qui nous puisse être proposé"[9], il est évident que des exigences spécifiques s'imposent pour l'éducation de l'homme juif, en fonction du milieu socio-culturel dans lequel il évolue. La déconstruction de l'humanisme occidental doit forcément s'accompagner d'un réexamen des méthodes et des objectifs du système éducatif en place. De ce point de vue, il convient, nous semble-t-il, de formuler la finalité d'une éducation moderne: la quête de la vérité non comme un savoir absolu, mais comme un art de vivre. Le lecteur saisira le rapport étroit entre notre analyse de la notion de vérité et notre réflexion critique sur la relation maître-disciple, en vue de maintenir vigilante la recherche d'une sagesse vouée en premier lieu à la poursuite du salut et au perfectionnement de l'humain de l'homme. L'éducation -à l'inverse du dressage et de l'endoctrinement- n'est-elle pas dans son fondement, un signe éminent de la confiance en la potentialité de l'être humain d'être différent de ce qu'il est? La question de l'éducation s'articule ainsi dans le prolongement direct d'une interrogation sur l'homme, le projet qu'il véhicule, et la possibilité d'en assurer la réussite en s'ouvrant sur une autre réalité-émergence d'une réalité autre. Foi dans la capacité du disciple de renouveler, si les circonstances l'exigent, l'enseignement du maître, sans rompre toutefois la continuité des générations.
Pour l'homme juif contemporain, ces suggestions pour répondre au défi auquel la civilisation est aujourd'hui confrontée, ne sauraient s'énoncer sans prendre en considération les événements de l'histoire récente du peuple d'Israël. Témoin d'un monothéisme qui s'écarte du seul ordre de la nature érigée en absolu, instruit par l'expérience dramatique d'un exil parmi les nations, engagé actuellement sur la voie d'un ressourcement sur la terre d'Israël, le peuple juif, de par son existence atypique, permet de saisir de quelle manière le métaphysique est imbriqué dans le physique, et pourquoi l'histoire des hommes n'est pas simplement un ensemble de faits, mais une oeuvre et un destin. La troisième partie de cet ouvrage s'interroge sur l'apport du monothéisme hébraïque, son exigence de l'étude fervente de la Loi, son espérance fondamentale dans la positivité du devenir et sa conviction en la possibilité du repentir, pour une humanité qui vit désormais sous la menace d'une destruction totale. Loin de prôner un renoncement au monde, il appelle au contraire, à une jouissance légitime de ses ressources, ainsi qu'à une impérative responsabilité à son égard. Pour avoir survécu, durant presque toute son histoire, à une constante menace d'anéantissement, quelle contribution le peuple juif apporte-il, pour prouver la valeur de la permanence de l'effort humain, en vue de la sauvegarde de la personne dans l'impersonnalité du monde des choses? Tension dramatique, mais en fin de compte non tragique, de l'histoire. Que ce mouvement messianique, avec les exigences spirituelles qu'il implique, inquiète, interpelle et insupporte le monde occidental, provoque chez lui une réaction de refus et de rejet, il suffit pour s'en convaincre, de se référer à l'attitude de l'Europe, entraînée par la France, envers l'anti-sionisme et le néga-sionisme, formes modernes de l'antisémitisme. Nous avons tenté de remonter à la genèse du discours antisémite occidental, afin de déterminer à quel moment et de quelle manière, l'Europe s'est constituée par un refus de l'autre, aux antipodes du message d'un authentique monothéisme. Dépassé, frappé d'illégitimité, fossile, le Juif en particulier, mettait et continue toujours encore à mettre en péril un équilibre politique qui estime ne pouvoir se bâtir que par son exclusion. Individu, collectivité, état ou nation, la condition juive qous quelque forme qu'elle se présente, est inacceptable et bouleverse les normes admises du monde occidental.
Cette réflexion nous conduit vers la conclusion que le judaïsme, tout en confirmant sa présence active dans le monde et sa participation à l'avènement d'une ère de liberté pour l'homme, ne peut se couper de tout souci de transcendance sans prendre le risque de disparaîtrte. Toujours à la poursuite d'un sens qui domine tout ce qui est, il réclame une longue et vigilante patience. Ce témoignage existentiel, lie le Juif à sa mémoire proche et mointaine. Il l'insère dans le temps absolu de l'histoire afin de poursuivre, pour le salut du Monde, l'oeuvre éternelle de rencontre du Divin et de l'Humain.
[2] Cf. R. Antelme, L'espèce humaine, coll."Tel", Gallimard, Paris 1978. L'auteur parle d'un "sentiment ultime d'appartenance à l'espèce".
[3] Cf. Primo Lévi, Si c'est un homme, Julliard, Paris 1987. Il ressort de ces témoignages que le but poursuivi dans les camps de concentration était de destituer l'homme de son humanité.
[4] Cf. Alain Finkielkraut, Nous autres,modernes , ellipses/École Polytechnique,Paris 2005, chap; 5. – George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, folio essais, Gallimard, Paris1971.
[5] Michel Foucault, Les mots et les choses, Tel, Gallimard, Paris 1966,p.15 et p.398 (…l'homme n'est qu'une invention récente,une figure qui n'a pas deux siècles…)
[6] Voir Annexe,p.
[7] Voir en annexe les références bibliographiques des textes.
[8] Nous avons reproduit en ennexe notre conférence "André Neher et le Maharal de Prague" ( Jérusalem 1989) pour introduire le lecteur à certains aspects de la pensée de ce rabbin du 16ème siècle, tout en rendant un hommage reconnaissant à notre maître, André Neher (1914-1989), pour son importante contribution à la diffusion et à la compréhension de cette oeuvre presque méconnue pendant quatre siècles.
[9] E. Kant, Traité de pédagogie, trad. fr. J.Barni, Hachette, Paris 1981, p.39