Parmi les nombreux thèmes développés par Levinas dans Difficile Liberté[2], l’un des plus présents est le rapport entretenu par le peuple juif avec le monde extérieur. Habituellement cette question est abordée dans un cadre fixé par les seuls concepts de particularisme et d’universalisme articulés de diverses façons. Par exemple, comme position limite, nous avons d’un côté Hegel, pour qui « L’acte par lequel Abraham fonde le peuple juif est un acte de séparation, le déchirement de tous les liens avec l'entourage.[3] » Bref un particularisme radical[4]. À l’opposé, dans un opuscule célèbre de 1913, Staline avait énoncé cinq critères constitutifs de toute identité nationale, et, sur la base de cette analyse, il avait logiquement conclu que les Juifs ne sauraient prétendre à une telle identité[5]. Entre ces deux extrêmes, on peut concevoir une gamme de positions intermédiaires. Je me propose de montrer ici que le couple particulier-universel est un cadre trop étroit pour le problème qui nous intéresse. Il convient d’y ajouter un troisième terme qui transcende ce couple, la notion de singularité. Cela ressort, tantôt explicitement, tantôt implicitement, des analyses de Levinas et c’est dans ce sens que je commenterai le passage talmudique dont la traduction vous a été remise.
Particularité et singularité
Parlant de l’unicité de chaque sujet humain, Levinas écrit : « Unité dans sa forme et dans son contenu, le soi-même est singularité, en deçà de la distinction du particulier et de l’universel[6] ». Cela signifie que chaque sujet n’est pas unique en ce qu’il se distinguerait de tous les autres par des caractéristiques spécifiques, en somme par une sorte d’« empreintes digitales », par telle ou telle particularité qui en ferait un être unique en son genre, le genre étant ici l’universel humain. Le sujet n’est pas seulement unique comme la Joconde est unique au sein du genre tableau. Le sujet, défini comme responsabilité pour autrui, une responsabilité dans laquelle il est irremplaçable, pour laquelle il est unique, échappe au couple particulier-universel. Le sujet est une singularité absolue que l’on ne peut enfermer dans la logique du genre[7]. De la même façon, c’est en introduisant la notion de singularité que la relation du peuple juif au monde extérieur peut se comprendre dans sa profondeur. Ainsi Levinas écrit :
Mais qui, dans le judaïsme assimilé et parmi les nations, se doute encore qu'une singularité soit pensable au-delà de l'universalité ? […] Pensée et singularité dont le judaïsme, comme fait, comme histoire et comme Passion, est la percée et la figure même, arrivés à manifestation bien avant que la distinction du particulier et de l'universel ne se fasse jour dans la spéculation des logiciens[8].
Mais oublions un instant le peuple juif, le judaïsme et Levinas. Que voyons-nous ?
Chaque peuple se développe et se maintient dans la conscience de sa particularité accompagnée de la certitude plus ou moins vive de sa propre excellence. Parfois cette certitude s’exacerbe en prétention de constituer un modèle pour tous et dans les cas extrêmes, elle peut se transformer en volonté de répandre, voire d’imposer ce modèle. Les différentes sociétés, les différents peuples, se répartissent ainsi de façon variée sur une ligne continue qui va d’un simple particularisme à un universalisme conquérant. Le peuple suisse a traversé l’histoire replié sur lui-même sans participer à ses conflits et, à l’inverse, la Russie communiste projetait d’imposer partout son modèle social.
Appliquons ces considérations au peuple juif. Il appartient à la famille des peuples et, comme tel, il a sa particularité, il a son destin particulier, dont il a une conscience aiguë. Décrivons brièvement ce destin. Le peuple juif est le seul peuple à se percevoir en permanence en continuité avec sa plus haute antiquité. D’autre part, le peuple juif est le seul peuple dont la plus grande partie de son histoire s’est déroulée en exil, un exil qui s’est mué progressivement en une dispersion sans pareille.
Le peuple juif est donc de tous les temps et de tous les lieux ou presque. Cela se traduit par le fait qu’au sein de la famille des peuples, le peuple juif a bien sa particularité, mais paradoxalement elle consiste à ne pas en avoir. La particularité du peuple juif est de ne pas avoir de particularité. On peut parler du théâtre grec, de la peinture italienne, de la littérature russe. Il n’y a pas à proprement parler de théâtre juif, de peinture juive, et même de littérature juive. Ainsi en est-il plus généralement de tout ce qui constitue la culture d’un peuple. Pour l’essentiel, la culture juive, si on conserve cette expression, est une culture d’emprunt aux différents lieux de la Diaspora.
À cette absence de particularité s’attachent deux conséquences à la fois simultanées et contradictoires. D’un côté, du fait de l’absence de détermination propre, le Juif est susceptible chaque fois de s’intégrer aisément à la culture et aux coutumes ambiantes, avec à la limite une assimilation complète. Mais inversement, le rattachement du Juif à un peuple cosmopolite peut tout aussi bien faire obstacle à son acclimatation. Cela d’autant plus que ce cosmopolitisme peut en retour provoquer diverses réactions de rejet.
En somme, considéré dans son ensemble, le peuple juif participe à toutes les cultures, à toutes les sociétés, mais également se maintient généralement dans un certain écart à l’environnement. On peut se représenter cette situation de manière métaphorique : chaque peuple apporte sa coloration propre au sein de l’universel humain. Le peuple juif les réunit toutes et donc, comme nous l’enseigne l’optique, sa couleur est le blanc ou si on veut un blanc plus ou moins tacheté.
Cependant cette description doit être complétée. Comme l’a souligné le Maharal de Prague[9], il appartient in fine à la nature des choses qu’un peuple soit réuni, sur sa terre et indépendant, et le peuple juif ne saurait, pas plus qu’un autre, déroger éternellement à ces trois critères de normalité. Le sionisme n’est autre en premier lieu qu’un retour à la normale, le rétablissement d’une souveraineté politique juive indépendante. On comprend donc que dans la tradition, le retour en Israël s’appelle bien plutôt « Rassemblement des Dispersions » (kibouts galouiot) ou la fin de la « sujétion à d’autres États » (chiboud malkhouiot), que la venue en Terre Promise.
Mon analyse est jusqu’ici intégralement historique, elle ne déborde pas du cadre fixé par le couple particulier-universel et ne fait pas référence au judaïsme et à la Torah. En somme, j’ai parlé du peuple juif, comme étant les descendants d’Abraham, Isaac et Jacob, constitués en peuple pendant l’exil en Égypte et auxquels se sont ajoutés par la suite tous ceux qui les ont rejoints dans l’histoire. Mais nous sommes aussi les disciples de Moïse, porteurs de la Torah, prolongée par l’immensité de la tradition talmudique et c’est là que s’introduit la singularité juive. La Bible atteste de manière formelle cette distinction. Parlant du peuple sorti d’Égypte, le roi David, chef politique, s’adressant à Dieu, dit : « Y-a-il comme ton peuple Israël, l’unique nation sur la terre que des dieux soient allés délivrer pour en faire leur peuple »[10].
En revanche, après la révélation de la Loi, Bileam, le prophète des nations, énonce : « Ce peuple réside solitaire et n’est pas compté parmi les nations »[11].
En tant que porteur de la Torah, Israël échappe à l’histoire des nations. Ce n’est plus seulement un peuple particulier au sein de la famille des peuples, même si sa particularité consiste à ne pas en avoir. Le destin d’Israël devient singulier, ce destin déborde celui d’un peuple. En effet la Torah signifie la conscience morale se déployant en une législation qui fait de cette conscience morale le moteur de l’organisation sociale toute entière et non plus seulement de l’existence individuelle. La loi de la Torah fait de la réalisation de la justice sociale le but central des institutions collectives. C’est l’État pour la justice et non plus la justice pour assurer un bon fonctionnement de l’État. Là réside la singularité d’Israël. Reprenant la métaphore optique utilisée précédemment, avec la Torah, ce n’est plus la couleur blanche, réunion de toutes les couleurs, qui caractérise la vie juive, mais un au-delà de toute couleur, ou si l’on veut, la transparence. En particulier, il ne faut surtout pas identifier la Torah avec une religion parmi d’autres. Levinas ne cesse d’insister sur ce point. Par exemple :
Le mot monothéisme dénote un ensemble de significations […] au-delà de toute théologie et de tout dogmatisme : […] suivre le Plus-Haut, rien n’étant supérieur au souci pour le sort « de la veuve et de l’orphelin et du pauvre » ; c’est sur la terre, parmi les hommes, que se déroule l’aventure de l’esprit ; […] proximité avec tous les prolétaires, tous les miséreux et tous les persécutés de la terre[12].
Le Jugement Dernier
J'en viens au texte talmudique que je souhaite vous présenter et qui précise les idées qui précèdent. Dans le cadre d'une mise en scène grandiose, le Talmud y expose le jugement qu'il porte sur l'histoire des nations. On verra que ce jugement est globalement négatif mais que simultanément il ouvre une fenêtre sur un optimisme radical.
Le point de départ est un verset étrange du livre d'Isaïe rappelant de manière allusive que le prophète avait prévu la chute de Sennachérib, l’empereur d’Assyrie, ce qu'aucun oracle païen n'avait su faire : Tous les peuples se sont réunis ensemble et les nations se sont groupées ! Qui parmi eux a parlé de cela ?[13]
Comme c’est toujours le cas lorsque le Talmud cite un verset biblique, il lui attache une signification où le sens littéral est oublié. D'ailleurs, à vrai dire, ici ce sens littéral ne nous concerne guère. Peu nous importe qu’Isaïe ait annoncé à l'avance la chute de Sennachérib, à moins d’associer à la parole prophétique autre chose qu'une simple prévision, c’est-à-dire un sens éthique. C'est à quoi va s’employer le Talmud. Jouons le jeu. Isaïe ne parle pas de sa prophétie personnelle, mais du jugement dernier auquel sont convoquées toutes les nations. Autrement dit le Talmud se propose de juger leur histoire, mais en se plaçant du point de vue éthique :
Rabbi Simlaï a enseigné : À l'avenir [au jugement dernier], le Saint Béni soit‑Il apportera un rouleau de la Torah, le placera contre sa poitrine et déclarera : « Que celui qui s'en est occupé vienne et recueille son salaire. »[14]
Le jugement de l’histoire des nations que nous recherchons ne saurait être arbitraire. Respectons la métaphore talmudique. Le Saint Béni soit-Il lui-même juge en fonction de la Torah. Il se méfie de sa propre conviction intime. Le jugement doit s'effectuer en vertu de principes et au surplus de principes qui doivent s’appliquer à tous, donc de principes universels. Retenons déjà que la Torah qui marque la singularité d’Israël a simultanément prétention à l’universalité.
Comment est-ce possible ? Les conditions d'existence et de développement des différentes sociétés sont infiniment variées. Comment appliquer les mêmes règles à toutes ? Il faut donc que les principes universels contiennent en eux-mêmes les règles qui permettent leur adaptation aux situations particulières. Mais tel est justement le pain quotidien de l'étude talmudique. Elle ne se réduit pas à quelques généralités du type « impératif catégorique ». Il s'agit bien plutôt de l'universalité que nous rencontrons dans les sciences, une universalité qui a vocation à se ramifier à l'infini.
L’audience commence :
L’empire romain entre devant Lui en premier. Pourquoi donc en premier ? Parce que c’est la nation la plus importante. Mais d’où savons-nous qu’elle est importante ? Parce qu’il est écrit dans le livre de Daniel à propos de la quatrième bête qui lui est apparue en songe (Daniel 7-23) : la quatrième bête représente un quatrième empire qui s'élèvera sur la terre et se distinguera de tous les empires ; il dévorera toute la terre, la foulera et la broiera. Et Rabbi Yohanan a dit : il s'agit de Rome, la condamnable, dont l’empreinte a marqué le monde entier.
Mais pourquoi donc le plus important doit-il passer en jugement en premier ? Cela s'apparente à l'enseignement de Rav Hisda qui a dit : pour le jugement d'un roi et de sa communauté, il faut que le roi passe en jugement en premier parce qu'il ne convient pas à un roi de faire antichambre […][15].
De cette riche entrée en matière, je retiens seulement une idée importante pour mon propos.
Bien que l’empire romain doive faire en définitive l'objet d'un jugement défavorable, son importance dans l’histoire n’est pas contestée. C’est ce qu’atteste la prophétie de Daniel lue selon l'interprétation décidée par les talmudistes. Le rôle majeur de Rome dans l'histoire du monde doit être reconnu sans réticence : le roi est jugé en premier car il est contraire à son honneur de faire antichambre. Mais cela ne doit pas interférer avec le jugement dernier, le jugement éthique. Comme l’écrit Levinas :
Ne faut-il pas accorder à l’homme le droit de juger, au nom de la conscience morale, l’histoire à laquelle par un côté il appartient, au lieu de laisser à l’histoire anonyme ce droit du jugement ? Liberté à l’égard de l’histoire au nom de la morale. […] Que rien – aucun événement de l’histoire – ne peut juger une conscience. Ce que soutient le langage théologique, mesurant tout le merveilleux d’une telle liberté, en disant que Dieu seul juge[16].
Venons en maintenant à la plaidoirie présentée par Rome.
Le Saint Béni soit-Il demande aux Romains : de quoi vous êtes-vous occupés ? Ils répondirent : Maître du monde, nous avons établi de nombreuses places de marché, construit beaucoup d'établissements thermaux, et amassé beaucoup d'argent et d’or. Et tout cela, nous l'avons accompli afin qu’Israël puisse s'occuper de la Torah. [Les marchés pour qu’ils puissent aisément trouver à s’employer et gagner leur vie et ainsi disposer de temps pour l’étude, les établissements thermaux pour se maintenir en bonne santé.][17]
L'argumentation déployée par Rome est convaincante. L'organisation des échanges commerciaux, la multiplication des biens et des services, l'accumulation des richesses, témoignent d'une œuvre d'organisation économique de premier ordre. Assurément cette œuvre peut servir un but noble : la prospérité économique permet à Israël d'étudier la Torah. N'est-il pas vrai qu'une certaine aisance matérielle est nécessaire à la mise en œuvre des principes élevés qu’Israël veut promouvoir ? Ne deviennent-ils pas dérisoires dans une société où l'on meurt de faim ? Sans farine, il n'y a pas de Torah, dit un texte connu. Du point de vue du jugement de l’histoire selon ses réussites, l'argumentation est solide. Mais nous sommes au jugement dernier et c'est à tort, dit Levinas, que Hegel a vu dans le jugement de l'histoire la rationalisation du jugement dernier. C'est aussi ce que nous dit la suite du texte :
Le Saint Béni soit-Il leur répond : vous êtes les plus imbéciles du monde [de croire que ces réalisations méritent une récompense]. Tout ce que vous avez fait, c'est pour vous-même que vous l'avez fait. Vous avez établi des marchés pour y installer des prostituées et des établissements thermaux pour votre pure jouissance. Quant à l'argent et l'or, c'est à moi qu'il appartient, ainsi qu'il est énoncé (Haggée, 2-8,9): à moi l'argent, à moi l’or, dit l’Éternel Tsevaot. Plus grande sera la splendeur de ce second temple que celle du premier et en ce lieu je ferai régner la paix.
Y a-t-il seulement parmi vous quelqu’un qui a parlé de « cela », comme il est écrit à propos des nations rassemblées : qui parmi eux a parlé de « cela », c’est-à-dire de la Torah que je tiens entre mes bras, car il est écrit dans le Pentateuque (Deutéronome, 4-44) : « Cela » est la Torah que Moïse a placé devant les enfants d’Israël[18].
Entre le jugement de l'histoire par ses réalisations et le jugement dernier, le jugement éthique, il y a un fossé radical. Les forces qui s'exercent dans l'histoire, même si leur effet peut être objectivement bénéfique, sont l'expression de motifs intéressés. La preuve en est ici que cet effet apparaît conjointement avec l'exploitation d'êtres humains, avec la recherche de la pure jouissance et avec l'accumulation de capitaux par une classe de possédants qui n'ont aucun souci de la misère de leurs semblables. Le Talmud reconnaît l'effet bénéfique mais ne lui accorde pas de valeur morale. Le plan où se situe la Torah est autre.
Je voudrais aussi faire remarquer le décalage de sens que le Talmud introduit dans la compréhension du pronom « cela ». Au sens littéral, ce pronom se réfère à la prophétie d'Isaïe et j'avais observé que cela ne nous concerne que modérément. Le Talmud lui substitue la Torah présentée par Moïse, loi de justice pour tous les temps. C’est là un exemple typique de la méthode du midrache talmudique.
Rome se félicite d'avoir amassé de l'argent et de l’or. Le Saint Béni soit-Il rétorque : c'est à moi que l'argent et l'or reviennent. Ce verset appartient à une annonce du prophète Aggée prononcée dans la deuxième année du règne de Darius. Aggée y annonce la reconstruction du temple de Jérusalem. Le Talmud qui n’en est pas à un anachronisme près applique le verset aux biens accumulés par Rome. Au surplus, il ne manque pas de sens de l’humour en semblant faire du Saint Béni soit-Il un banquier qui serait le vrai propriétaire des richesses détenues par les Romains. Voici à mon avis le sens de ce passage.
Classiquement on reconnaît à l'argent et à l'or trois usages. Ce sont des moyens de thésaurisation, ce sont des métaux précieux à usage esthétique et, sous forme de monnaie, ils permettent des échanges commerciaux précis et équitables remplaçant les grossières approximations du troc. Le texte du prophète précise l'usage que le Saint Béni soit-Il affecte à l'argent et à l'or. Embellir le temple de Jérusalem et faire régner la paix dans la cité. On a oublié la thésaurisation par les possédants. De la sorte, le Talmud peut bien accorder une valeur divine à l'argent et à l’or. Dieu n’est pas un banquier et c’est à bon droit qu’il proclame : à moi l’argent, à moi l’or. En fin de compte, le jugement dernier de Rome se conclut par une condamnation.
L’Empire romain sortit et l’Empire perse entra à son tour. Pour quelle raison a-t-il été admis en second. Parce qu’il est le second en ordre d’importance après l’Empire romain. D’où le savons-nous ? C’est qu’il est écrit dans le livre de Daniel[19] :
« Et voici une seconde bête, semblable à un ours » […] Rav Yossef a rapporté l’enseignement suivant : il s’agit des Perses qui mangent et boivent comme des ours, sont corpulents et poilus comme des ours, et ne sont jamais en repos comme des ours. Le Saint Béni soit-Il leur demanda : de quoi vous êtes vous occupés ?
Ils répondirent : nous avons construit de nombreux ponts, conquis de nombreuses cités et livré de nombreuses guerres et tout cela nous l’avons fait pour qu’Israël puisse s’occuper de la Torah [les ponts pour permettre aux Juifs de se déplacer aisément d’une académie talmudique à l’autre et les guerres, en grande partie défensives, pour leur garantir la sécurité. (Commentaire de Ravad)]
Le Saint Béni soit-Il leur répondit : tout ce que vous avez fait, c’est pour vous-même que vous l’avez fait. Vous avez construit des ponts pour collecter des taxes et vous avez conquis des cités pour les exploiter. Quant à la guerre, c’est moi qui l’ai menée comme il est dit[20] : L’Eternel est un homme de guerre. Y a-t-il seulement quelqu’un parmi vous qui a parlé de « cela » ?
Immédiatement ils sortirent ….[21]
L'argumentation de la Perse est voisine de celle de Rome à ceci près que la prétention est cette fois de nature politique et non plus économique. En réalité, le discours tenu par la Perse aurait tout aussi bien pu être tenu par Rome. Le Talmud le sait très bien comme le montre un texte parallèle du traité Chabbat mais, comme souvent dans le texte talmudique, la référence historique n'est que prétexte à l'analyse. D'ailleurs les commentateurs ne manquent pas de signaler d'autres incohérences avec le texte de Daniel.
L'Empire perse unifie le monde, comme l'indique la construction des ponts, et ses conquêtes établissent un ordre politique stable. Ce sont à l'évidence des conditions nécessaires à la réalisation de l'idéal social d'Israël. Il ne peut s'appliquer dans un monde traversé par la violence, déchiré par les antagonismes nationaux, par les conflits provinciaux et tribaux.
La réfutation apportée à l'argumentation de la Perse est la même que dans le cas de Rome. L'impérialisme perse a certes des aspects objectivement bénéfiques mais il est d'essence intéressée et s'accompagne de l'exploitation des régions conquises. Cela est sans valeur au jugement dernier, sur le plan éthique que recherche le Talmud.
Quant à l'expression « maître de guerre » caractérisant le Saint Béni soit-Il, elle appartient au cantique chanté par les Hébreux à la traversée de la mer Rouge après avoir assisté à la noyade de l'armée de Pharaon qui les poursuivait pour les ramener en esclavage. Curieuse guerre sans combat et surtout guerre menée pour arracher un peuple à son asservissement et à une exploitation féroce. O.K. pour dire que c'est une guerre divine. Il y a des guerres justes mais elles n’ont rien à voir avec les guerres impérialistes.
Comment se fait-il que les Perses ont plaidé leur cause après les Romains alors que leurs arguments étaient similaires à ceux des Romains, lesquels n’avaient servi à rien ?
C’est qu’ils se disaient : les Romains ont détruit le Temple, alors que nous-mêmes l’avons reconstruit [au temps de Cyrus][22].
Il est significatif que le Talmud ne prenne pas en compte le fait que l’autorité perse ait autorisé la reconstruction du Temple. Au jugement dernier, cela ne mérite aucune récompense. Autrement dit, la réalisation religieuse la plus éclatante n’a par elle-même aucune valeur sur le plan éthique.
La même scène se reproduisit avec tous les autres peuples.
Mais comment se fait-il qu’ils se soient présentés après avoir vu l’échec des précédents. C’est qu’ils pensaient : eux ont asservi Israël [les Perses après la destruction du premier temple par les Babyloniens, les Romains à partir de la destruction du Temple par Titus en 70] et pas nous[23].
Le Talmud tient à souligner que son jugement n’est pas fondé sur le comportement des peuples envers Israël. D'ailleurs les persécutions et les massacres perpétrés par des Romains lors de la conquête de la Palestine et dans les décennies qui ont suivi ne sont même pas évoqués dans notre texte. Les autres peuples sont éconduits les uns après les autres pour le même motif : les nations ne sont mues que par leur intérêt personnel.
Mais l’audience du jugement dernier se poursuit avec la présentation d’une nouvelle argumentation.
Les nations reprennent la parole et disent : « Maître du monde, nous as-tu donc offert la Torah pour que nous l’ayons refusée ? »
[Le Talmud rejette immédiatement cet argument.]
Comment peuvent-ils le prétendre alors qu’il est écrit (Deutéronome, 33-2) : L’Éternel est venu du Sinaï, il a brillé sur le Séir, pour eux, il est apparu sur le Mont Paran etc. Que voulait-il à Séir [terre des descendants d’Esaü], que voulait-il à Paran [terre des descendants d’Ismaël] ?
Rabbi Yohanan a dit : cela nous apprend que le Saint Béni soit-Il a proposé la Torah à chaque nation dans sa langue et qu’ils ne l’ont pas acceptée, jusqu’à ce que vienne Israël et l’accepte[24].
On ne saurait mieux dire que la loi de la Torah est à prétention universelle et l'infinité de sens sur laquelle elle ouvre peut se traduire en toute langue, qu’elle a vocation à transcender les particularités locales. Mieux encore, les sages du Talmud ont la conviction que des tentatives du même ordre sont apparues avant ou concurremment à celle d'Israël mais qu'elles n'ont pas réussi. C'est aussi ce qu'à sa manière, Levinas exprime lorsqu'il parle du peuple juif comme « le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice sociale »[25].
En réalité, voici ce que les nations ont voulu dire : Maître du monde, as-tu incliné la montagne sur nous comme une cuve renversée ainsi que tu l’as fait pour Israël [pour les contraindre à accepter la Torah] et que nous l’ayons refusée. En effet il est écrit (Exode, 19-17) : Et ils se tinrent « en dessous » de la montagne [du Sinaï] et Rav Dimi bar Hama a enseigné : cela nous apprend que le Saint Béni soit-Il a incliné la montagne sur Israël comme une cuve retournée et leur a dit : « si vous acceptez la Torah, c’est bien, sinon, ici sera votre tombeau. »
Le Saint Béni-soit-Il leur répond : « Mais même les sept commandements des fils de Noé que vous aviez acceptés, vous ne les avez pas observés. »[26]
Cette fois, l'argument des nations n'est pas complètement rejeté. On ne saurait prétendre que la loi de la Torah a été acceptée par Israël dans un mouvement de pur idéalisme. Tout se passe comme si au départ cette acceptation avait résulté d'une sorte de nécessité de survie pour le peuple hébreu[27]. Il fallait accepter la Torah pour ne pas disparaître de la scène de l’histoire comme les autres peuples de l’antiquité. De ce point de vue, on peut contester l’étendue du mérite d’Israël. Dans une certaine mesure, l’acceptation de la Torah était intéressée.
Le Talmud ne répond donc pas directement à l'argument des nations. Il le fait cependant de manière détournée en invoquant ce qu’on appelle dans la tradition juive « la législation des fils de Noé ». Il s’agit d’une législation préalable à la Torah, et considérée par le Talmud comme universellement contraignante pour toute l’humanité. Elle représente le fondement moral et juridique de toute vie civilisée. Le Talmud la structure en sept catégories et en fait l’objet d’amples développements. Certains juristes non-Juifs se sont penchés sur cette législation et l’ont identifiée avec un système de droit naturel que la raison impose. C’est notamment le cas de deux juristes de premier ordre, Hugo Grotius[28][1583-1645], et surtout John Selden [1584-1654], très admiratif à son égard, qui s’est fondé sur elle pour développer une théorie du droit international.
Or le Talmud ne peut que constater que les sociétés qu’il a sous les yeux sont loin d’adhérer à ce modèle de base. D’où son jugement finalement très négatif sur toutes les collectivités nationales. On peut cependant se demander si, depuis le 18e siècle, avec l’apparition des idées démocratiques et des idéaux associés de liberté, d’égalité, des droits de l’homme, les sociétés modernes qui s’y réfèrent ne peuvent bénéficier d’un jugement dernier moins défavorable. Je laisse cela à titre de question.
Quoi qu’il en soit, le Talmud ne s'arrête pas à son constat négatif. Voici la suite du texte où s’ouvre la perspective optimiste que j’ai annoncée.
Rabbi Méïr disait : d’où savons-nous qu’un non-Juif qui s’occupe de la Torah est l’égal du grand prêtre ? C’est qu’il est écrit dans la Torah (Lévitique, 18-5) : Vous vous transmettrez Mes décrets et Mes lois que « l’homme » doit accomplir et par lesquels il vivra. Il n’est pas dit les prêtres, les lévites, ou les israélites, mais « l’homme ». Cela nous enseigne qu’un non-Juif qui s’occupe de la Torah est l’égal du grand prêtre[29].
Le contexte du verset cité montre que son sens littéral est relatif à Israël mais le Talmud n’hésite pas à s’en écarter et à appliquer ce verset à la Torah des non-Juifs, c'est-à-dire à la législation des fils de Noé. Par là même, l’enseignement de Rabbi Méïr implique que la loi de la Torah telle qu’acceptée par Israël comme fondement de sa propre société et la législation des fils de Noé sont des modèles de même nature, la première manifestant un degré d’exigence supérieur. Leur relation est du même ordre que celle qui lie les mathématiques de ceux qui en font profession et le bagage mathématique que tout un chacun doit posséder. Dans un cas comme dans l’autre, le contenu a valeur universelle.
Rabbi Méïr enseigne que sur le plan individuel, face au problème moral, la différence entre Juifs et non-Juifs ou, plus généralement, les différences ethniques, nationales ou culturelles disparaissent. Le non-Juif est l’égal du grand prêtre, c’est-à-dire est l’égal de celui qui en Israël est soumis à un maximum d’obligations. Le pessimisme talmudique ne vise que les sociétés en tant que telles. D’un côté, comme l’a sans cesse indiqué Levinas : « L'idée d'un peuple élu ne doit pas être prise pour un orgueil. Elle n'est pas conscience de droits exceptionnels, mais d'exceptionnels devoirs »[30].
Et d’un autre côté :
La pensée juive traditionnelle fournit le cadre pour concevoir une société humaine universelle qui englobe les justes de toutes les nations et de toutes les croyances – avec lesquels est possible l'intimité ultime – celle que le Talmud formule en réservant à tous les justes la participation au monde futur[31].
Cependant il est bien connu que le judaïsme ne demande à aucun moment l’adhésion de tous les hommes à ses propres règles. En d’autres termes l’universalité de la Torah dont il affirme être porteur diffère d’une universalité de type englobant telle que le catholicisme et l’Islam la visent ou encore de l’universel concret de Hegel.[32] Selon l’expression de Levinas, elle se définit comme une universalité de rayonnement.
Conclusion
Au début de cet exposé, nous avons constaté que le peuple juif, membre particulier de la famille des peuples a pour particularité de ne pas avoir de particularité. Le corrélat en est qu’il a vocation à réunir toutes les particularités en son sein. Ce n’est encore qu’une particularité, bien que quelque peu exceptionnelle. Cette situation historique se traduit par un écart et mais aussi par la possibilité d’une proximité avec tout autre peuple.
D’un autre côté, la réception de la Torah affecte à Israël une singularité par laquelle il échappe à ce qui constitue un peuple. Mais simultanément et par là même, il se trouve en communion avec tout homme qui se rattache à la morale et à la justice sociale.
Il me paraît clair qu’il lier ces deux dimensions et énoncer que c’est l’absence de particularité historique du peuple juif qui a constitué le terreau sur lequel a pu s’établir la singularité d’Israël, la notion d’Israël débordant cette fois tout caractère ethnique ou national.
Enfin le retour du peuple juif sur sa terre signifie d’abord rétablissement d’une existence normale au sein de la famille des peuples. Cependant ce retour a aussi une signification conforme à sa singularité. Mais là, je laisse entièrement la parole à Levinas :
L'important de l'État d'Israël ne consiste pas dans la réalisation d'une antique promesse, ni dans le début qu'il marquerait d'une ère de sécurité matérielle – problématique, hélas ! – mais dans l'occasion enfin offerte d'accomplir la loi sociale du judaïsme. […] Enfin arrive l'heure du chef-d’œuvre. C'était tout de même horrible d'être le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice et le seul qui ne puisse l'appliquer. Déchirement et sens de la Diaspora. La subordination de l'État à ses promesses sociales articule la signification religieuse de la résurrection d'Israël comme, aux temps anciens, la pratique de la justice justifiait la présence sur une terre. C'est par là que l'événement politique est déjà débordé. Et c'est par là enfin que l'on peut distinguer les juifs religieux de ceux qui ne le sont pas. L'opposition est entre ceux qui cherchent l'État pour la justice et ceux qui cherchent la justice pour la subsistance de l'État […] Justice comme raison d'être de l'État – voilà la religion[33].
[1] Cette étude a fait l’objet d’une intervention au Colloque international « Lectures de Difficile liberté », organisé conjointement par la Société Internationale de Recherches Emmanuel Levinas (SIREL) et la North American Levinas Society (NALS), Toulouse, 4-9 juillet 2010.
[2] LEVINAS Emmanuel, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, 1974, 1995 (les références de cette étude sont relatives à cette dernière édition, identique à celle de 1976).
[3] Difficile Liberté, op. cit., p. 306.
[4] Il importe peu que ce particularisme lui-même ait pris plusieurs formes, avec notamment la différence entre les textes de Berne et ceux de Francfort. Merci à Ari Simhon à qui je dois cette remarque.
[5] Sans reprendre le détail de la construction stalinienne, les autorités islamiques utilisent souvent une argumentation voisine qui n’accorde à l’existence juive que l’unité d’une religion.
[6] LEVINAS Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 137.
[7] On ne peut pas plus le considérer comme élément d’un ensemble que l’univers entier, le dieu du monothéisme, ou l’être aimé dont Lamartine dit « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
[8] LEVINAS Emmanuel, L’Au-delà du verset, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 232.
[9] Maharal de Prague, Netzah Israel, Makhon Yerouchalaim, 1997, chapitre 1.
[10] Samuel, II, 7-23.
[11] Nombres, 23-9.
[12] Difficile liberté, op. cit., p. 44.
[13] Isaïe, 43-9.
[14] Traité Avodah Zarah, 2a.
[15] Ibid.
[16] Difficile liberté, op. cit., p. 41.
[17] Ibid., suite.
[18] Ibid., suite.
[19] Daniel, 7-5.
[20] Exode, 15-3.
[21] Traité Avodah Zarah, suite.
[22] Ibid., suite.
[23] Ibid. suite.
[24] Ibid. suite.
[25] Difficile liberté, op. cit., p. 282.
[26] Traité Avodah Zarah, suite.
[27] Dans sa lecture talmudique « La tentation de la tentation », Levinas a développé le sens philosophique de cette contrainte. Cf. Quatre lectures talmudiques, Paris, Albin Michel, pp. 65-109.
[28] Dans son livre Le droit de la guerre et de la paix.
[29] Traité Avodah Zarah, suite.
[30] Difficile liberté, op. cit., p. 234.
[31] ibid., p. 214.
[32] ibid., p. 128.
[33] Ibid. p. 283